Pour cette première chronique de mon histoire, je vais m’appesantir sur le nouvel album des géants du Post-Metal The Ocean. Par Post-Metal il faut comprendre aussi Sludge/Doom/Post-Hardcore/Prog/Atmo. Un peu tout ça ; je reconnais que ça fait beaucoup, mais il faut reconnaître que leur musique est riche.
Pour ceux qui débarquent, The Ocean, aussi connu sous le nom de The Ocean Collective, est un groupe berlinois actif depuis 2000 et dont cette nouvelle sortie est le huitième album.
Ce dernier est la suite directe de l’album Precambrian, qui est sorti en 2007. Petite leçon d’histoire naturelle pour éclairer ces termes barbares très brièvement : Le précambrien (ou cryptozoïque) est le superéon (comprendre « très grosse période géologique » précédant directement le phanérozoïque, qui est l’éon dans lequel nous nous trouvons actuellement. L’album n’aborde que la première partie de celui-ci, le paléozoïque, qui va de -541 millions d’années à -252 millions d’années (début du trias, des dinosaures, etc…) ; caractérisé par l’explosion de la vie dans les océans dans un premier temps puis la densification des forêts dans un second temps.
Bref, la seconde partie, qui devrait aborder le mésozoïque et le cénozoïque devrait paraître d’ici 2020. Vu que nous n’y sommes pas encore, autant parler de ce qu’on a, et pour faire vite : c’est excellent. Point barre.

Avant d’aller plus loin, si ce n’est pas déjà fait, je vous invite à écouter l’album, qui sans nul doute éclairera votre lecture :

Et pour une lecture plus en détail, on va parler de la musique, mais aussi et surtout de quelque chose qui à mon sens est extrêmement important, à savoir : le texte. Pour ceux qui s’intéressent au groupe et à ses lyrics, vous saurez déjà qu’il y a énormément (je répète : ENORMEMENT) de références littéraires dans ces textes. Et quand il n’y en a pas, ce n’est pas moins bien écrit. A travers des thématiques océaniques, préhistoriques et éthérées, les textes de leur discographie vous emmènent dans des réflexions poétiques et philosophiques inspirées de Nietzsche, Dostoïevski, Darwin, Byron, Baudelaire, Flaubert, Poe et bien d’autres encore. Beaucoup de matière à digérer, comprendre et interpréter. On pourrait penser qu’avec des thématiques et des références comme celles-ci, il serait difficile de parler de la valeur que ses mots peuvent avoir aujourd’hui, alors que le 21ème siècle est déjà bien entamé. Au contraire, il n’a jamais été aussi temps de mettre en lumière ces paroles.

Avant de commencer, voici la tracklist de l’album, pour une durée totale de 47:45 :

1 – The Cambrian Explosion (Instrumental 1:54)
2 – Cambrian II: Eternal Recurrence (7:51)
3 – Ordivicium: The Glaciation of Gondwana (4:49)
4 – Silurian: Age of Sea Scorpions (9:36)
5 – Devonian: Nascent (11:05)
6 – The Carboniferous Rainforest Collapse (Instrumental 3:08)
7 – Permian: The Great Dying (9:22)

Vous pouvez trouver les lyrics sur Metal Archives :
https://www.metal-archives.com/albums/The_Ocean/Phanerozoic_I%3A_Palaeozoic/733429
C’est parti.

I/ The Cambrian Explosion et Cambrian II: Eternal Recurrence

L’album débute dans la continuité directe de Precambrian, en reprenant le même motif que dans Cryogenian, le titre qui clôture l’album.
Je vous parlais de littérature tout à l’heure. Cambrian commence fort. « Eternal Recurrence » est l’équivalent de l’éternel retour, qui est un concept qui s’attarde sur la nature cyclique de l’existence, qui fut repris par Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » et aussi dans « Le poids le plus lourd », que vous pouvez trouver dans le recueil « Le Gai Savoir ». Les paroles de ce titre sont essentiellement tirées du texte issu du « Gai Savoir ». Si je devais résumer, l’idée est que, nous, les humains, mais aussi tout ce qui nous entoure, sommes perdus dans le cycle de l’existence, c’est à dire dans une répétition d’événements qui suit un motif défini. C’est ce qui fait que nous répétons nos erreurs malgré toutes les preuves historiques de ce qui n’a pas fonctionné avant. C’est l’idée que tout revient à son point de départ à un moment donné, et que si quelqu’un devait revivre sa vie à une autre époque, aurait été d’une certaine manière attiré par les mêmes choses, les mêmes personnes, aurait vu les mêmes choses, aurait fait les mêmes choses, bonnes comme mauvaises.
Sur le plan géologique, toute la période du paléozoïque est caractérisée par plusieurs épisodes d’extinction de plus ou moins grande importance, période après période, au fur et à mesure que la planète évolue. Et aujourd’hui, la cycle se répète à nouveau, mais nous ne l’aidons pas…
Musicalement, ce morceau nous introduit les sons électroniques de Peter Voigtmann, le petit nouveau de la bande (enfin, pas tant que ça, sachant qu’il s’occupait auparavant des lumières du groupe). Après l’intro, le morceau démarre en nous assaillant à la mode Sludge/Doom propre à The Ocean, puis une section de blasts sur riff de Doom qui monte en puissance pour laisser exploser la voix de Loïc Rosetti, qui prouve encore à quel point il peut faire preuve d’une hargne exceptionnelle dans son approche du chant. D’autre part, son chant clair, plus présent sur l’album, a gagné lui aussi en qualité. Que demande le peuple ?
Si vous êtes curieux, voici le texte original de « Le poids le plus lourd »

L’éternel retour (texte de Nietzsche)

II/ Ordovicium: The Glaciation of Gondwana

Le morceau nous lance directement dans une rythmique qui rappelle « She Was the Universe » sur « Anthropocentric », sorti en 2010, qui se maintiendra jusqu’à la fin, entrecoupé d’interludes avec du chant clair et des roulements de batterie. Il évoque les mouvements des plaques tectoniques et la division de la terre en plusieurs plus petits continents. Les paroles utilisent cette division comme une métaphore de la séparation des êtres humains et de la planète sur laquelle ils vivent, du manque de considération constant qu’une majorité ont pour l’environnement, mais aussi des tensions qui en découlent entre ceux qui ont pris conscience des problèmes que nous vivons et ceux qui les nient. Ici, c’est la planète elle-même qui s’exprime, face à une humanité qui est présentée comme un Démon, responsable de la crise écologique actuelle, et qui ne réalisa qu’au dernier moment qu’il était déjà trop tard.

III/ Silurian: Age of Sea Scorpions

Silurian est un morceau plus ambiant et calme qui est essentiellement chanté en clair, ce qui n’est pas sans rappeler « Heliocentric », qui mit aussi en valeur plus que les autres albums le chant clair de Loïc.
Le Silurien, c’est là où la vie sous-marine évolue énormément : les premières espèces de poissons osseux se développent, et les crustacés prennent la part belle de la chaîne alimentaire : ce sont les euryptérides. La plus grosse espèce connue s’appelle Jaekelopterus et pouvait mesurer jusqu’à 2,50 mètres !
Ce titre est signé du symbole de la résignation : de la réalisation que l’humanité a fait une erreur. Nous sommes les euryptérides du 21ème siècle : le prédateur au-dessus de tout le reste. Nous réalisons seulement maintenant ce que nous risquons ; ceux qui le peuvent agissent de façon à endiguer le réchauffement climatique et à réduire l’impact de l’Homme sur l’environnement. Le narrateur de cette chanson prend la position du pessimiste blasé, celui qui fait des efforts et aimerait se réveiller un matin et entendre que la fonte des glaciers n’est qu’un mythe.

IV/ Devonian: Nascent

Comme le précédent, ce titre est plutôt atmosphérique. Il est aussi le plus long de l’album, avec plus de 11 minutes. Il a la particularité, contrairement aux autres, d’avoir des lyrics écrites par quelqu’un d’autre que Robin Staps, guitariste, compositeur et lyriciste du groupe. En effet, ce morceau a un guest, et pas des moindres : Jonas Renkse, de Katatonia. C’est lui qui a écrit les paroles, qui sont d’un registre plus éthéré, réminiscent dans l’ambiance et le chant de ce qu’il produit déjà avec son groupe. Robin avait expliqué en interview qu’il était fan de son projet et souhaitait travailler avec lui depuis longtemps. La première moitié est entièrement chantée par Jonas, qui est ensuite rejoint par Loïc pour finir en duet, l’un chantant en clair et l’autre en saturé. Les paroles font l’apologie du temps qui passe et de ce qui aurait pu être fait. Mais il est trop tard : nos peurs surgissent de l’inconscient et nous réalisons maintenant qu’on ne peut plus faire machine arrière. Malgré la mélancolie qui surplombe ce titre, il est très reposant, et dit simplement : il fait du bien.

V/ The Carboniferous Rainforest Collapse

Ce morceau sert d’interlude instrumental, avec trois minutes de riffs sludgy à souhait. Son titre fait référence à un épisode d’extinction mineur, celui où les forêts denses qui s’étaient développées tout au long du carbonifère ont disparu, impliquant d’importants changements dans la biodiversité de l’époque.

VI/ Permian: The Great Dying

Ainsi vient le moment de clore l’album. Ce dernier morceau est certainement le plus puissant de l’album. Il fut le premier révélé avant sa sortie, et clairement, il mettait la barre très haut.
Il commence avec un riff préhistorique massif. Vous vous demandez sans doute ce que ça veut dire ; en fait, en l’écoutant, je pensais à la musique d’un vieux jeu vidéo (E.V.O. – Search for Eden, sur Super Nintendo) où l’on contrôle un animal tout au long de la longue chaîne de l’évolution, période après période. Bref. Le morceau est dans l’ensemble plus agressif, et dans un esprit similaire au premier, Cambrian. Il explique très simplement, que nous allons tous crever et qu’on ne peut rien y faire. C’est donc de circonstance. Ici encore, la narratrice est la planète Terre. Une ligne du texte qui a déjà fait couler de l’encre peut se traduire par « Je déteste l’humanité et je tuerai pour me débarrasser d’un fardeau ». En d’autres termes, nous sommes la maladie, et le cycle, accéléré par nos actes, va nous punir et nous supprimer un bonne fois pour toutes.
« L’air s’assèche et se réchauffe, le soleil nous brûle vivants » ; une fin de texte abrupte pour une fin tout aussi violente.
Certaines critiques ont mis en avant le fait que justement, par cette fin l’album nous laissait sur notre faim. Cela dit, bien que je comprenne leur point de vue, je tiens à préciser que ce n’est la fin que de la première partie de l’album. Par conséquent, nous sommes en réalité au milieu d’un travail encore incomplet, ce n’est donc pas vraiment la fin. D’autre part, il faut rappeler le contexte dans lequel s’ancre se morceau : « The Great Dying », c’est l’extinction Permien-Trias, la plus fulgurante que la Terre ait connue. C’est la disparition de 97% des espèces marines et 71% des espèces terrestres. Il me paraît donc justifié de finir sur une note radicale et abrupte comme l’album le fait.

Maintenant, il ne nous reste plus qu’à attendre la deuxième partie. Pour conclure, et donner mon appréciation personnelle, et sachant que les gens aiment bien les notes, je mets un 10/10 catégorique et c’est clairement mon album de l’année (avec celui de Sigh, « Heir to Despair », bien sûr). C’est un manifeste de la crise écologique et de la nature humaine, d’où la nécessité d’avoir de la musique qui en parle, même si celle-ci est underground. L’art est le meilleur moyen de réfléchir ; ça n’apporte pas de solutions, mais ça aide en permettant aux auditeurs de réaliser des choses dont peut-être ils n’étaient pas conscients, et de changer. Et ça, c’est cool.

Si vous êtes arrivé jusqu’ici, la chronique est finie, pour de vrai. Elle est très orientée texte et contexte parce que c’est sans doute ce que je sais faire de mieux (et c’est aussi surtout ce que je voulais faire). N’hésitez pas à me donner des retours sur la lecture que vous en faites, car c’est la première fois que je m’adonne à un tel exercice et tout conseil sera le bienvenu.
Sur ce, je vous souhaite de bonnes fêtes, Joyeux Noël, vous connaissez la musique.

-Hakim

 

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